Quand quelques gilets jaunes bloquent la sortie des camions de distribution d’Ouest France, les bien pensants poussent des cris d’orfraie. Mais où sont les vraies menaces contre la liberté d’expression ?

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Le quotidien en ligne Atlantico a publié un intéressant entretien avec François-Bernard Huyghe et Bertrand Vergely qui démontre qu’il existe de plus graves menaces contre la liberté d’expression que quelques gilets jaunes mécontents du traitement que leur réserve Ouest-France, sans doute le quotidien le plus politiquement correct  de France. En voici des extraits.

Atlantico : Le blocage de la distribution de Ouest France par des gilets jaunes a déclenché une vague de critiques, certains y décelant les prémices d’une forme de « fascisme ». Si ce blocage n’est pas défendable, les réactions témoignent d’un certain aveuglement sur les enjeux de liberté d’expression en France. N’y a-t-il pas paradoxalement dans le combat des gilets jaunes comme une défense de cette liberté, confisquée par quelques-uns ? Et même si leur hargne vis-à-vis des médias parait excessive, n’est-ce pas une réaction à l’exclusion de toute dissonance du débat public ces dernières années ?

François-Bernard Huyghe : En effet, vingt Gilets jaunes (et non « les » Gilets jaunes) ont bloqué l’imprimerie du groupe Sipa et empêché la distribution physique (mais non numérique) d’exemplaires d’Ouest France. Ils lui reprochaient des titres qui les accusaient quasiment d’antisémitisme : le journal avait monté en épingle le spectacle d’une dizaine de GJ entonnant la Quenelle  de Dieudonné (alors que j’ai vu des vidéos de GJ chantant Bella Ciao ou Le chant des partisans, sans que personne ne hurle au complot d’extrême-gauche). Cette initiative (qui rappelle les grands blocages du Parisien Libéré par la CGT dans les années 75) n’est pas très fine stratégiquement : vous m’accusez d’extrémisme, donc je vous bloque, donc vous hurlez encore plus à l’extrémisme. Mais je comprends que les GJ soient énervés de l’amalgame perpétuel dont ils sont victimes (peste brune, beaufs homophobes, racistes, violents, séditieux, destructeurs de la planète, etc.) à partir des excès de quelques excités.

Les références à l’extrême-droite sont un outil imparable pour délégitimer celui que l’on a envie de faire taire. Les journalistes d’Ouest France ont abusé de leur pouvoir pour déconsidérer les gilets jaunes illustrant ainsi toutes les mauvaises pratiques du journalisme militant au service de la bien-pensance.

Cela dit il y a plusieurs formes de censure :

– Le contrôle préalable du contenu et/ou la répression pénale des auteurs incorrects comme au XIX° et XX° siècles, lois liberticides, flicage et compagnie…

– Le contrôle de la circulation des messages. Certes, ce n’est pas bien d’empêcher un journal de parvenir à ses lecteurs, mais tous les jours les grands du Net (Facebook, Google, Twitter) retirent des comptes et des contenus ou encore déréférencent des images ou textes de telle façon qu’ils deviennent quasi introuvables en ligne. À noter que la loi récente contre les fake news, évoquée sur ce site, encourage ces pratiques. Idem pour les lois d’autre pays contre les discours extrémistes, les appels à la haine, les fake news, etc. dans le monde.

– La censure dans les têtes : en imposant un vocabulaire politiquement correct, en rendant certains sujets tabous, en accusant tel ou tel intellectuel de dérapage ou d’arrière-pensées malsaines… Cela se fait par principe de contamination allant des plus maudits au simplement critiques  (Dieudonné, Soral, Zemmour, Finkielkraut, E. Lévy, Weill-Raynal, Todd, Polony…). On aboutit à des listes sinon de proscrits, du moins de gens qui, s’ils s’expriment entourés d’un cordon sanitaire de vigilants, vivent sous le soupçon. Celui des conséquences de leurs paroles (ils encourageraient le RN, le populisme, etc., créeraient une « atmosphère »..) et celui de leurs intentions secrètes (peur de l’Autre, nostalgie, fermeture,…).

Bertrand Vergely : Les gilets jaunes défendent-ils la liberté d’expression ? Et sont-ils en train de rétablir le droit à la dissonance ? C’est beaucoup trop tôt pour le dire. Et ce qui se passe est beaucoup trop confus pour le dire également. En revanche, à défaut de changer la liberté d’expression ce mouvement exprime sa liberté d’expression en étant un véritable phénomène fondé sur trois éléments.

Derrière les gilets jaunes, on trouve d’abord  un mouvement protestataire singulier contre la vie chère et les taxes, avec à sa base  ce que Jean-Pierre Raffarin a appelé il y a des années de cela « la France d’en bas », celle des petites gens qui ont du mal à s’en tirer : les travailleurs pauvres, les petits retraités et les chômeurs de longue durée. Il s’agit là de tout un monde que l’on n’a pas l’habitude d’entendre parce qu’il n’a pas l’habitude de parler n’ayant souvent pas les moyens culturels pour cela. 

Par ailleurs, derrière les gilets jaunes, on trouve un phénomène non pas de protestation singulière mais de communication singulière. Tout part des réseaux sociaux et d’un appel lancé pour se réunir et protester qui donne lieu au phénomène des « ronds points » où des gilets jaunes se rassemblent pour bloquer ou filtrer la circulation automobile afin que le gouvernement les entende. À l’occasion de ces blocages un imprévu fait son apparition. Les gilets jaunes ont du plaisir à se retrouver. Derrière une fraternité de combat une convivialité voit le jour. Des gens qui étaient seuls ne sont plus seuls. Une force voit le jour également. Les gilets jaunes s’aperçoivent qu’ils sont une force. Ce qui les étonne. Ce qui les fascine même. Au point qu’il est difficile aujourd’hui pour le mouvement d’arrêter, renoncer au plaisir de la convivialité et de la force collective ne se faisant pas comme ça. 

Enfin, derrière les gilets jaunes, il y a un phénomène de ras-le-bol profond de la part de gens venant de tous les horizons et qui « en ont marre ». D’où la violence voire l’hyper-violence qui marque ce mouvement.  Malraux a parlé de « crise de civilisation » à propos de Mai 68.. Il ne s’agit pas aujourd’hui  d’une crise de civilisation  à laquelle nous avons affaire,  mais d’un « malaise dans la civilisation »  dans un sens autre que celui auquel a eu affaire Freud en 1935, quand il a utilisé ce terme. En Mai 68, avec l’apparition de la jeunesse sur la scène sociale, l’apparition de la société de consommation, l’apparition de la postmodernité, on rêvait. On voulait que le paradis vienne tout de suite pour tout le monde. Témoin ce slogan humoristique «  Tout, tout de suite et pour toujours ». En 1935, Freud le note, on est  dans la pulsion de mort. Derrière la quête du surhomme totalitaire, on ne veut plus de l’humanité telle qu’elle est. On veut un nouvel homme parce que l’on n’aime pas l’homme tel qu’il est. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas de l’ordre du rêve ou du désir de surhomme mais de la colère profonde contre les politiques, les élites, l’État et les circuits habituels par lesquels la société se représente et exprime ce qu’elle est. Emmanuel Macon s’est présenté comme le candidat antisystème allant au-delà du système traditionnel des partis droite-gauche. Pour les gilets jaunes, l’antisystème ce n’est pas lui (qui dirige maintenant le système) mais eux. 

 

Journaliste issu du sérail, Eric Zemmour a été mis au ban des médias comme il faut parce qu’il a brisé le tabou numéro de la profession : ne jamais parler en bien de ce qui va contre les valeurs du système.

Le mouvement des gilets jaunes est actuellement confronté à un dilemme. Comment faire pour durer et ainsi exister sans retomber dans le système traditionnel des partis ? Il a lui-même trouvé la réponse : devenir un mouvement de contestation permanente de la société en faisant de chaque Samedi un Samedi de manifestations, de luttes et éventuellement de casse dans toute la France. Le 7ème Samedi de lutte commence aujourd’hui. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête. Trotski rêvait de révolution permanente. Mao également. On y est. Il va nous falloir apprendre à vivre avec un foyer de contestation permanente présente sur les ronds-points et à travers des opérations coups de poing comme la prise d’assaut récente du Fort de Brégançon.

On s’interroge sur la liberté d’expression. C’est là qu’elle se trouve. Dans les réseaux sociaux et leur capacité de mobilisation. Sur les ronds-points. Dans la convivialité des ronds-points. Dans les manifestations permanentes. Mao, quand il a lancé sa révolution permanente a créé les gardes rouges. Les gilets jaunes sont en train de devenir les gardes rouges de notre société en étant nos gardes jaunes.

Libèrent-ils l’expression ? Ils la font plutôt exploser, s’exprimer ne consistant plus pour eux à aller sur les plateaux de télévision ou bien encore sur les chaînes de radio pour exprimer une voix dissonante mais à créer une société parallèle. La société des gilets-jaunes gardes-jaunes.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser l’incident de Ouest France. Les medias n’aiment pas les gilets jaunes. Ils s’en méfient. Et pour cause. Les gilets jaunes détestent les medias qui représentent à leurs yeux le système. En bloquant Ouest France, les gilets jaunes ont exprimé leur désir non pas de changer le système en place mais de créer en parallèle un autre système, le leur.
Ce geste est lourd de conséquence. Si le « ras-le-bol des gilets jaunes rencontre l’adhésion d’une bonne partie des Français leur violence et leur autoritarisme est en train de se retourner contre eux. Les Français qui ont été choqué par le taggage de l’Arc de Triomphe supportent de plus en plus mal les ronds points. Si ils n’aiment pas être taxés par l’État, ils ne supportent pas d’être bloqués. De sorte qu’il faut aussi tenir compte de cet élément : le vent est en train de tourner et comme il est en train de tourner, les choses tournent mal. Comme la sympathie en faveur des gilets jaunes est en train de chuter, ceux-ci s’énervent. Comme ils s’énervent, la sympathie en leur faveur chute davantage. Dans les prochaines semaines, on risque fort d’avoir affaire à un ras-le-bol contre le ras-le-bol des gilets jaunes. Si tel est le cas, le phénomène des gilets jaunes fera pschitt.

TV Libertés est une des plus belles réussites de la réinformation. Entièrement financée par des donateurs, cette télévision est un souffle d’air frais dans le paysage audiovisuel français.

En termes de liberté d’expression, la multiplication des contre-médias sur internet, où s’informent nombre de Français ne montre-t-elle pas le problèmes du fonctionnement économique des médias ? Ainsi, la façon dont les revenus publicitaires ne sont plus reversés à ceux qui abordent des sujets sociétaux polémiques (ainsi de l’Islam, l’immigration ou du mariage pour tous…) ?

François-Bernard Huyghe : Si je rappelle que la plupart des médias français appartiennent à 9 milliardaires qui approuvent plutôt le monde tel qu’il est et qui, afin de vendre des minutes de cerveau humain à des publicitaires, ont tout intérêt à éviter les sujets clivants et délicats, vous me taxerez de dangereux gauchiste ? En corollaire, quel est l’intérêt d’un annonceur ou d’un capitaliste à subventionner ou soutenir un organe de presse qui se trouvera demain en accusation pour une quelconque « phobie » (homophobie, xénophobie, europhobie…) ? Sans compter qu’ils s’adressent souvent à la France périphérique où ne se recrutent pas les hyperconsommateurs branchés.

Retrouvez l’intégralité de l’entretien sur le site d’Atlantico en cliquant ici.
Photos CC de Jeanne Menjoulet, Jean_Marc Aspe, via Flickr.