Le 13 juillet 2017, le président Macron désavoue en public le chef d’état-major des armées. Une crise majeure de la République racontée pour la première fois.

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Le Monde publie les bonnes feuilles du livre du général Villiers dans lequel il raconte la suite des événements qui l’ont conduit à présenter sa démission. Un extrait du texte à retrouver dans les colonnes du Monde.

Le voilà qui arrive enfin, suivi du longiligne premier ministre, Edouard Philippe, et de ses deux ministres inconnues au bataillon, Florence Parly et Geneviève Darrieussecq. En robe blanche, Brigitte Macron l’accompagne. Encore une première que la présence de la première dame ici. Des officiers de la Légion étrangère trouvent son chic « super classe ». Dans la petite troupe élyséenne, l’amiral Bernard Rogel se tient en retrait. Tout en rondeurs, petit et énergique, le chef de l’état-major particulier est un sous-marinier, il a commandé la marine nationale. Le « cinq étoiles » du président connaît les secrets nucléaires et la profondeur des guerres intestines des armées. L’amiral est un sexagénaire insensible aux pressions, taillé pour le poste. Il avait été choisi par François Hollande contre le candidat du cabinet du ministre Le Drian. Ainsi procède l’Elysée quand il souhaite éviter que le ministre ait trop de prise. Et Macron l’a gardé en dépit de ses 61 ans. L’amiral a néanmoins trouvé les débuts du nouveau monde un peu exotiques. On le tient à l’écart. En arrivant au Château, Kohler a appelé Rogel : « Qu’est-ce qu’on fait de vous ? – Ce que vous voulez, bien sûr, a répondu le marin. – Ah bon ? » De vieux généraux ont ricané. Belle ignorance des pratiques de la maison militaire qu’est l’Elysée. Le nouveau monde est en rodage.

Sur les toits alentour, les tireurs d’élite ont pris position, enfin la voix claire s’élève. « Officiers mariniers, soldats, marins et aviateurs, mesdames et messieurs… Vous incarnez la modernité d’une armée servie par des professionnels d’excellence. » Les invités sont attentifs, seules quelques sirènes de police résonnent dans le calme du quartier complètement bouclé. Le président n’oublie rien. Le devoir impérieux d’entourer les blessés. La protection due aux forces armées. Les missions extérieures réussies. Le défi du terrorisme. L’engagement de la jeunesse. Et même ce service national universel, dont personne ne voit à quoi il va ressembler hormis un pot à ennuis. Puis il parle finances. Soudain, le ton change. « Il ne m’a pas échappé que ces derniers jours ont été marqués par de nombreux débats sur le sujet du budget de la défense. Je considère pour ma part qu’il n’est pas digne d’étaler certains débats sur la place publique. J’ai pris des engagements. Je suis votre chef. Les engagements que je prends devant nos concitoyens et devant les armées, je sais les tenir et je n’ai à cet égard besoin de nulle pression, et de nul commentaire. De mauvaises habitudes ont parfois été prises sur ce sujet, considérant qu’il devait aujourd’hui en aller des armées comme il en va de nombreux autres secteurs. »

Les généraux ont-ils trop parlé ? La voix devient métallique : « J’aime le sens du devoir, j’aime le sens de la réserve qui a tenu nos armées où elles sont aujourd’hui. Et ce que j’ai parfois du mal à considérer dans certains secteurs, je l’admets encore moins lorsqu’il s’agit des armées. Un effort a été demandé pour cette année à tous les ministères, y compris au ministère des armées. Il était légitime, il était faisable, sans attenter en rien à la sécurité de nos troupes, à nos commandes militaires et à la situation telle qu’elle est aujourd’hui. » Les 2 %, l’augmentation du budget ? Le chef des armées va faire ce qu’il a dit, les forces obscures qui menacent la France l’exigent. Fermez le ban.

La foudre a frappé. Devant lui, atteint à l’estomac, le général de Villiers reste interdit. Le discours, ce ne peut être qu’une perte de contrôle. Comment Rogel dont il connaît le sérieux a-t-il pu laisser passer cela ? Un dysfonctionnement s’est produit, devine aussitôt un ancien de l’Elysée. Le chef de l’état-major particulier a vu la version imprimée du discours. Les mots qui viennent d’être claqués relèvent d’une improvisation de dernière minute, ils ne figuraient pas au texte original. Le président semble avoir senti sa propre hubris. Il voit les yeux du général se rétrécir. Et sans plus le regarder pour achever son propos, il détourne la tête vers le parterre des autorités à sa droite.

Vient le sentiment de l’humiliation. Le visage du général se décompose. Son regard croise celui de sa femme, Sabine. Elle a compris ce que signifie la violence du soufflet public. Elle sait que c’en est fini de son mari chef d’état-major des armées. Chacun connaît la phrase favorite du général : « Je ne suis pas un lapin de six semaines. » Cette fois, comme un bleu, il s’est bien laissé surprendre. Le nouveau monde arrive. Le président termine. Aux armées, dit-il, il manque « l’indispensable faculté d’adaptation qu’il faut encore développer. Nous ne devons pas rester dans des schémas certains et prédéfinis, des solutions toutes faites. Ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui ».

Oui, la forme est dégueulasse. Mais…

Le micro éteint, tout s’anime. « Oh, la vache ! » s’exclame en remettant son képi le général François Lecointre, le chef du cabinet militaire du premier ministre. Quelqu’un a vite dit au président, sans que l’on sache qui, Brigitte peut-être, « Tu es allé trop fort. » On fonce sur Pierre de Villiers. « Il vous a engueulé, général ! – Non… enfin, pas moi, pas que moi… » Le chef d’état-major tourne les talons, rejoint ses subordonnés. Dans l’équipe, on se concerte avec une vive inquiétude. « Il va se tirer. Il faut l’empêcher de partir. »

Les colonels décident qu’ils débouleront dans la soirée à la résidence de l’Ecole militaire avec du champagne. L’amiral Guillaud se précipite. « Quelle que soit ta décision je te soutiendrai, y compris publiquement. » Autour du pupitre désormais vide, on se presse. Alain Richard, l’ancien ministre socialiste de la défense de Lionel Jospin, s’approche de Florence Parly. « Si tu as besoin, on t’aide. » Il a connu la ministre quand elle était conseillère budgétaire à Matignon en 1997. Elle arrive dans la tempête. « On attendait un discours de calme sur les engagements budgétaires. Elle a su tout de suite qu’elle allait devoir gérer les suites. » M. Richard a, comme tous, senti la voix du président changer, avant d’entendre les militaires qui l’entouraient lâcher : « Il a fait petit chef. »

D’autres affichent des mines de crocodiles. « Curieuse, la surréaction de certains camarades militaires », commente le rusé général Puga dans son habit blanc de grand chancelier. « Dans le genre “on vous soutient mais on n’est pas mécontents de vous voir vous casser la figure”. » Certains officiers pensent que le président a tapé juste. On a un peu oublié ces dernières semaines qu’il était le chef des armées. Oui, la forme est dégueulasse. Mais elle visait à provoquer une réaction chez Pierre de Villiers qui a trop critiqué les décisions budgétaires. Le pousser à dire « je suis allé trop loin », pour replacer la relation politico-militaire d’équerre. Ou provoquer son départ, en héros. Ils évoquent Alain Juppé qui, bien avant d’occuper pour trois petits mois le poste de ministre de la défense au tournant de 2010-2011, avait commenté sa crucifixion en raison des affaires judiciaires en ces termes : « Les héros de la tragédie grecque, on les achève. On les tue. »

Tandis que les buffets s’ouvrent de part et d’autre de la pelouse, le président avance vers les blessés. Le général est resté loin de lui, contrairement à l’usage. Dans son esprit, le tumulte. Quelques minutes plus tôt il a manqué de partir sur-le-champ. En plein discours. Il n’a pas voulu laisser seule son épouse. Emmanuel Macron doit le faire appeler deux fois par son officier de sécurité pour qu’il s’approche avec lui des familles. L’occasion réjouit le soldat en fauteuil qui réclame une photo. « Non, pas avec le président. Avec le général de Villiers, s’il vous plaît. » A cet instant, le ministre Le Drian a déjà quitté son ancienne maison. Il n’est pas le seul. Dans le groupe des industriels, aucun n’a hésité. « Nous sommes tous partis dans la seconde. On ne peut pas humilier quelqu’un comme cela en public », peste l’un d’eux. Sans même serrer la main du chef de l’Etat dont ils attendent tant.

Le nom du général n’a pas été prononcé une seule fois et les choses ont basculé si vite que les attachés de défense non francophones n’ont pas tout saisi. Mais ils ont eux aussi pris congé très vite. Dans une ambassade située non loin du ministère, une heure plus tard, les convives n’ont pas compris pourquoi leur hôte affichait une telle mine pour le dîner en revenant de la rue Saint-Dominique. « Vous avez pris la pluie, général ? – Non, on a pris l’orage. »

Ce soir, a parié l’officier, tous les militaires, qu’ils soient français ou non, se sont sentis fâchés contre l’autorité politique. « Recadrer le chef d’état-major devant un parterre de généraux étrangers et devant tous ses subordonnés, c’est l’horreur absolue », constate le calme général Henri Bentégeat, qui fut lui aussi le plus haut gradé de France, au service de Jacques Chirac puis de l’état-major des armées. La troupe va penser la même chose. Cela ne se fait pas. Il est douloureux de voir le chef se faire pilonner de la sorte. « Pour celui qui est en état de subordination, quelle crédibilité reste-t-il au chef après s’être fait engueuler comme ça ? Les types vont se dire : “Si on traite le général de la sorte, qu’est ce que je vais ramasser, moi !” »

Un physique de lutteur, une froide colère. Mâchoire serrée, l’ancien chef de l’armée de terre, Elrick Irastorza, enrage. « Il y a une différence entre le fait d’être aux ordres et l’humiliation. » La scène le ramène à une morsure, celle qu’il ressentait enfant lorsque son père maçon se faisait brutalement tutoyer par plus haut que lui dans la société. Villiers a été tancé sans raison valable, juge-t-il. Gratuitement. Pour rien. Méritait-on cette réflexion d’un soir de fatigue à court d’arguments ? Pour Irastorza, cependant, pas de surprise. « Nous voilà simplement repartis pour un tour. Rien n’a changé depuis cent ans. Le militaire est soumis à la réserve, et le meilleur moyen pour un politique de se dédouaner de ses responsabilités consiste à accuser le militaire d’un échec. »

Tandis que le général de Villiers regagne l’Ecole militaire, le protocole emmène le président à la tour Eiffel pour le dîner prévu au Jules Verne avec les époux Trump. « C’est quand Jupiter fait gronder la foudre que nous croyons qu’il règne dans les cieux », a dit Horace. Tard, peu après 23 heures, la ministre Florence Parly s’inquiète. Son intuition la pousse à appeler Pierre de Villiers pour évoquer sa présence au défilé le lendemain. A ce moment, lui pense : « J’ai participé à une réunion passionnante avec Merkel. J’ai accompagné Trump. Et, dans la foulée de cette journée incroyable, je me suis pris le carton. »

Qui c’est le chef ? 

de Nathalie Guibert,

Robert Laffont, 238 pages, 20 euros

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